Le masque de Bahtinov expliqué

Pavel Bahtinov (Павел Бахтинов), un astronome amateur russe a imaginé un système à fentes pour aider à la mise au point des télescopes. Il a expliqué sa méthode le 22 avril 2005 sur le forum russe Астро форум, mais elle est resté assez confidentielle jusqu’à ce que son compatriote Dennis Sakva poste le message « Revolutionary new way of focusing! No less! » sur Cloudynights le 27 juillet 2008. C’est le 4 octobre 2008 que le masque apparait en France, sur Astrosurf. Depuis, cette solution est largement utilisée pour faire la mise au point.
Cet article tente d’expliquer comment ce masque fonctionne.

La genèse

Auparavant, les astronomes utilisaient un masque de Hartmann pour aider la mise au point. Le masque de Hartmann consiste en plusieurs trous de formes diverses selon les personnes, généralement triangulaires. Tant que la mise au point n’est pas bonne, l’image d’une étoile lumineuse est répartie en autant de points qu’il y a de trous. Ces images se rassemblent quand la mise au point est atteinte. Il faut une étoile très lumineuse pour bien distinguer les 3 points.

Masque à 3 triangles

Image défocalisée

Image focalisée

Pavel Bahtinov constate qu’avec des trous triangulaires, des aigrettes de diffraction sont générées autour des 3 points et se superposent quand la focalisation est obtenue. L’astronome considere même que la mise au point est plus précise en se servant des aigrettes – quand on arrive à les voir – plutôt que de juger de la superposition des 3 tâches des images de l’étoile. Mais voir ces aigrettes très difficile car elles sont très faibles, et même avec une étoile très lumineuse, il faut une caméra avec un gain élevé.

Chaque aigrette est générée par la diffraction sur les côtés des triangles. La figure de diffraction part du centre de l’image de l’étoile, puis, s’étale sur les côtés en de multiples spectres de décomposition de la lumière de l’étoile. Plus la longueur des arêtes vives du masque est longue, plus l’aigrette est visible. Mais il n’est pas possible d’agrandir indéfiniment les triangles dans le masque de Hartmann, on doit effectivement rester dans l’ouverture du télescope.

Le russe a donc eu l’idée d’oublier la forme triangulaire et de remplacer les triangles par trois réseaux de fentes, chacun ayant la même orientation (ou presque) que les côtés des triangles. Ses essais personnels lui permettent d’estimer que les fentes inclinées doivent faire un angle de 20° environ avec les fentes horizontales pour juger au mieux de l’alignement des aigrettes au moment de la focalisation. Il propose ces deux solutions, à gauche un masque de Hartmann modifié, mais non concluant, à droite la toute première ébauche de son masque :

Les premières images réalisées avec ce masque ne tardent pas à arriver. Un certain Alexandre L montre le résultat le 31 octobre 2005. Les images ne sont pas extraordinaires, le masque n’est pas encore assez lumineux avec ses 3 ou 4 fentes dans chaque groupe, mais l’idée est jugée très séduisante.

Le 12 décembre 2005, Pavel optimise le remplissage de l’ouverture et propose ce qui va devenir le célèbre « masque Bahtinov ». Notez que ce n’est pas lui qui a donné le nom à son invention, mais ses utilisateurs, dans la lignée des masques de Hartmann.

Pavel Bahtinov et des colistiers du forum russe apportent aussi quelques préconisations sur la conception du masque :

  • Confirmation que l’angle de 20° maximise la perception visuelle du centrage de la barre dans le X
  • Si la largeur de la fente est égale à la moitié du pas p des fentes, le deuxième ordre du spectre de diffraction n’est pas visible. C’est le réglage à retenir pour les longues focales, avec lesquelles le premier ordre est bien identifiable.
    Si la largeur des fentes et égal à environ 3/8 du pas, ce sont les premier et deuxième ordres du spectre de diffraction qui sont optimisés. C’est le réglage à retenir pour les courtes focales pour lesquelles le 1er ordre n’est pas discernable de l’ordre 0.
  • Carey, qui a proposé un masque alternatif sur le même principe, a montré que ni l’inclinaison ni le centrage du masque par rapport à l’axe optique n’ont d’importance sur la précision de la mise au point
  • L’amplitude du déplacement des aigrettes en fonction de la défocalisation est proportionnelle à la séparation des barycentres des fentes droites et des fentes inclinées. On gagne donc en précision en écartant ces zones.
  • L’épaisseur des aigrettes dépend principalement de la turbulence atmosphérique qui va les disperser.
  • Le chromatisme et l’aberration de sphéricité vont « tordre » les aigrettes.

La diffraction

Pavel a posté une explication physique (en russe) du fonctionnement de son masque. Tout repose sur les propriétés de la diffraction d’un réseau.

Le masque est constitué de 3 réseaux grossiers. Un premier (1), qui s’étend sur la moitié du masque, présente des fentes horizontales. Les deux autres (2a et 2b) occupent un quart du masque et les fentes sont inclinées de façon opposée d’un angle \alpha. Les fentes ont un pas noté p, et la partie ajourée a une largeur notée a.

Chacun des trois réseaux va générer une aigrette d’interférence, perpendiculaire à l’orientation des fentes. Les trois aigrettes ont un centre très lumineux, suivi de divers spectres arc-en-ciel répartis de façon symétrique par rapport au centre. Le centre est appelé l’ordre 0 et n’est que l’image de la cible, en l’occurrence l’étoile. Les arc-en-ciel sont numérotés ensuite dans leur séquence, le premier est dit « ordre 1 », le second « ordre 2 », ainsi de suite. Plus les ordres sont éloignés plus ils sont étalés et plus leur intensité est faible. L’ordre est noté m.

Influence de la dimensions des fentes

Après quelques développements mathématiques, on peut écrire que le spectre d’ordre m a une intensité I(m) proportionnelle à :

I(m) \propto \dfrac{\sin^2{\left( m \pi \dfrac{a}{p} \right)}}{m^2}

Cela permet de tracer la courbe d’évolution des intensités lumineuses de chaque ordre en fonction du ratio r=a/p :

Comment lire ce graphique ?

Le ratio indique le rapport entre la largeur d’une fente et le pas des fentes. Plus la fente est ouverte (a est grand) plus la lumière passera et les aigrettes seront lumineuses. Comme la courbe est symétrique autour du ratio de 50%, il faut privilégier la partie droite du graphique : r>50%.

Un ratio de 50% signifie que les fentes sont aussi larges que les bandes opaques qui les séparent. Les masques de Bahtinov que l’on trouve un peu partout sur Internet ont souvent ce ratio de 50%.

Avec r=50%, l’ordre 1 (courbe bleue) sera allumé à 100%, le 3 (courbe orange) à 12.5%, mais les ordres 2 (courbe rouge) et 4 (courbe verte) sont à 0. Avec de telles fentes, on ne verra que les ordres impairs 1 et 3 (et 5, 7…) mais pas les ordres 2 et 4 (et 6, 8…).

De même, si l’on s’arrange pour qu’une fente fasse 75% du pas, l’ordre 1 sera allumé à 50%, l’ordre 2 sera à 50%, l’ordre 3 sera à 5% et l’ordre 4 sera éteint :

La largeur des fentes (a) par rapport au pas (p) des fentes a donc une très forte influence sur la distribution des maximas dans les aigrettes.

Espacement des fentes

La distance angulaire θ qui sépare l’ordre 0 de l’ordre m est tel que :

\sin{\theta}=\dfrac{m \lambda}{p}

λ est la longueur d’onde de la lumière. On constate que plus le pas des fentes est petit, plus les ordres sont écartés, donc les aigrettes longues (mais plus les fentes sont resserrées et plus leur nombre est grand dans le masque).

Il y a toutefois des limites :

  • il est physiquement difficile de réaliser des fentes ou bandes opaques très fines, que ce soit au cutter, avec une imprimante 3D ou une découpe laser ;
  • plus les fentes sont étroites et serrées, plus les aigrettes sont fines et étalées, à la limite elles peuvent sortir de l’écran ;
  • plus les fentes sont étroites par rapport au pas, moins la lumière peut passer et donc moins les aigrettes sont visibles.

Mouvement des aigrettes en fonction de la mise au point

C’est la dissymétrie des groupes de fentes qui est responsable du mouvement relatif des aigrettes. Tout cela peut se mettre en équations.

Le schéma ci-dessous montre la distance L(m) qui sépare l’ordre 0 de l’ordre m et la distance H(m) qui sépare le pic de l’ordre m d’une barre inclinée par rapport à la barre centrale :

Comme la longueur d’onde λ est très inférieure au pas des fentes, cette distance peut s’écrire en fonction de la focale F de l’optique et du pas p des fentes :

L(m) = m \lambda \dfrac{F}{p} \\
H(m) = m \lambda \dfrac{F}{p} \sin \alpha

On note w la distance entre les barycentres des zones des fentes et le centre du masque (on suppose qu’il n’y a pas d’obstruction centrale) :

Cette distance s’exprime simplement en fonction du diamètre D de l’optique devant laquelle le masque est installé (ou du masque si celui ci est plus petit que l’optique) :

w=\dfrac{2 D}{3 \pi}

Si on défocalise de \Delta F, les franges se déplacent de part et d’autre de la position focalisée.

Des considérations de géométrie (Thalès) permettent de déduire le déplacement \Delta H^| de la barre par rapport à sa position initiale :

\Delta H^| =\dfrac{2}{3 \pi} \dfrac{\Delta F}{N}

Ici N=\dfrac{F}{D} est le rapport de la focale par le diamètre du système optique, donc le nombre d’ouverture.

C’est un peu plus compliqué à démontrer, mais le décalage \Delta H^X de l’intersection du X défocalisé par rapport à sa position d’origine est :

\Delta H^X = \dfrac{\sqrt{2}}{3 \pi} \dfrac{\Delta F}{N} (1 + \tan \alpha)

La distance \Delta H entre la barre et le centre du X est donc :

\Delta H = \Delta H^| + \Delta H^X = \dfrac{\sqrt{2}}{3 \pi} \dfrac{\Delta F}{N} \left( 1+\sqrt{2} (1+\tan{\alpha}) \right)

On considère en optique qu’une image est suffisamment bien focalisée quand la défocalisation est inférieure à l’erreur admissible \Delta F_{adm} telle que :

\Delta F_{adm} = 2 \lambda N^2

En remplaçant \Delta F par \Delta F_{adm} on trouve :

\Delta H=\dfrac{2\sqrt{2}}{3 \pi} \lambda N \left( 1+\sqrt{2} (1+\tan{\alpha}) \right)

Maintenant on note :

\delta H = \dfrac{\Delta H}{H_m}

Ce rapport indique la précision entre le déplacement relatif des aigrettes et la position initiale des maxima. En pratique, la précision de placement des aigrettes les unes par rapport aux autres, en visuel sur l’écran de Live View d’un appareil photo, est de l’ordre de \delta H = 5% (voire plus si la focale est très courte – donc les aigrettes petites à l’écran – ou si la turbulence est importante). On arrive alors, pour un angle \alpha de 20° à la relation finale* :

\dfrac{F}{p} \gtrsim  \dfrac{25.7 *N}{m}

C’est la relation principale qui définit le pas des fentes en fonction de l’ouverture N, de la focale F de l’optique, et de l’ordre de diffraction m qu’on souhaite privilégier. Il est préférable de retenir m=1 pour maximiser la taille des aigrettes.

Le facteur 25.7*N est le fameux « facteur de Bahtinov » qu’on trouve dans les générateurs de masque, et qui semblait sortir du chapeau d’un magicien. Maintenant on sait d’où il vient !

Le facteur de Bahtinov en fonction de l’ouverture du télescope est donc :

  • f/4 : 103
  • f/5 : 129
  • f/6.9 : 177
  • f/8 : 206
  • f/11 : 283

Pavel Bahtinov recommande un facteur compris entre 100 et 300, vous comprenez maintenant pourquoi, c’est le facteur valide avec l’essentiel des télescopes disponibles sur le marché, de f/4 à f/11 environ. Pour les objectifs photos par contre, généralement bien plus ouverts (en gros de f/1 à f/2.8), le facteur évolue de 26 à 72.

Le calcul du pas idéal p, et de la largeur des fentes a, se déduit de la formule précédente, donnée ici pour le 1er ordre, donc pour m=1.

\ p \lesssim \dfrac{F}{25.7 *N} ; a = \dfrac{p}{2} 

Pour un télescope de :

  • 555 mm de focale, ouvert à f/6.9 : p = 3.1 mm, a = 1.6 mm
  • 750 mm de focale ouvert à f/5 : p = 5.8 mm, a = 2.9 mm
  • 1000 mm de focale, ouvert à f/4 : p=9.7 mm, a = 4.9 mm
  • 3910 mm de focale, f/13.3 : p = 11.4 mm, a = 5.7 mm

Variation du pas des fentes

Comment évoluent les aigrettes de diffraction quand on modifie le pas des fentes (c’est à dire leur espacement) et leur dimension relative ?

Dans ce qui suit, on va prendre a/p = 50%. C’est la valeur classique largement éprouvée. La lecture de la courbe plus haut montre qu’avec ce ratio, ce sont les ordres impairs, notamment 1 et 3 qui sont « allumés ». Rien n’empêche malgré tout de retenir un pas différent, par exemple d = 12 mm et a = 6 mm, qui donnera un résultat intermédiaire.

Plus les fentes sont resserrées, plus les aigrettes sont étalées.

On voit à gauche que l’ordre 3 sera visible mais assez diffus, alors que l’ordre 1 sera bien défini. À droite, l’ordre 1 est quasiment confondu avec l’ordre 0, mais l’ordre 3 est bien défini. Au centre on se trouve à mi-chemin.

Variation du ratio des fentes

On veut tester divers ratios pour favoriser l’ordre 1 (a/p=50%), l’ordre 2 (a/p = 75%) ou l’ordre 3 (a/p=83%). Par exemple :

Plus le ratio est élevé, plus les aigrettes semblent tassées et difficiles à distinguer.

Alternance de fentes de pas et ratios différents

On peut tenter de mixer deux solutions en alternant des fentes selon leurs caractéristiques pour deux ordres différents, voire 3. Voici le résultat de ces 3 combinaisons. Une 4ième est ajoutée tout à droite, en mixant les trois solutions ensemble.

Il semble que la solution pour m = 1 et 3 (au centre) semble la plus efficace, les premiers ordres sont assez distincts et l’ordre le plus élevé est bien visible, formant des aigrettes plus fines que le disque optimisé pour m = 1 seul. Mais en pratique, cette solution est assez complexe à réaliser et le gain est trop faible pour en valoir la peine.


Réalisation de masque en ligne

Satoru Takagi a mis en ligne un utilitaire permettant de générer un masque sur mesure pour impression ou découpe laser :

https://satakagi.github.io/tribahtinovWebApps/Bahtinov.html

Un autre astronome amateur dont le pseudo est SkEye sur CloudyNights propose un générateur plus adapté à l’impression 3D :

https://skeye.rocks/tools/mask/

On peut aussi télécharger un générateur sur son PC, c’est celui d’Astrojargon, je ne l’ai pas testé :

https://github.com/FarmerDave/AstroJargon/releases

Techniques de fabrication

Le masque peut être fabriqué de diverses façons :

  • avec un cutter, une règle sur une simple pochette plastique opaque, à condition que les dimensions ne soient pas trop fines, et l’opérateur patient et minutieux, mais ça fonctionne très bien pour un coût ridicule. Le masque sera ensuite fixé sur un support s’emboitant sur le dessus du télescope. La largeur des fentes doit cependant rester compatible avec la manipulation, donc cette solution est limitée aux focales supérieures à 500 mm environ.
  • avec une imprimante 3D, attention aux tolérances, et privilégier des imprimantes précises capables d’imprimer des couches fines. Le masque risque aussi d’être fragile. Si vous faites votre propre fichier 3D, n’oubliez pas d’arrondir les extrémités des fentes, ça évitera des aigrettes parasites et supprimera les concentrations de contraintes générées par les angles aigus : votre masque sera plus solide.
  • avec un découpeur laser (ou une fraise). Cette solution est bien plus onéreuse mais peut donner d’excellents résultats. L’idéal serait de couper les fentes dans une plaque fine (quelques 1/10e de mm) en aluminium ou en inox.
  • imprimée sur une feuille transparente (idéalement de qualité optique, à défaut très fine). Cela donne des aigrettes généralement empâtées (selon la qualité de la feuille), mais la mise au point reste convenable. Cependant l’impression n’est pas durable dans le temps. Cette solution permet toutefois d’imprimer des masques aux fentes très fines que les autres techniques ne permettent pas, pour des focales courtes, de 100 mm ou moins. Une solution serait la photogravure ou photolithographie, mais peu d’entreprises proposent cette technique sur des feuilles transparentes, et encore moins à un prix abordable.

La gravure laser sur une plaque en plexiglass transparent n’est pas une bonne solution. La chaleur de la gravure va légèrement déformer la plaque au droit des traits, sans compter les défauts de planéité de la plaque en plexi, et la mise au point ne sera pas parfaite quand le masque sera retiré pour faire les photos.

De nombreux sites proposent des masques, plus ou moins bien faits, à des prix très variables. Vous avez l’embarras du choix.

Effet du chromatisme

Le chromatisme décale le point focal en fonction de la longueur d’onde. Or les aigrettes de diffractions sont très sensibles à la position du point focal, d’où leur utilité avec le masque de Bahtinov pour assurer la mise au point.

Quand l’appareil optique souffre d’une forte aberration de chromatisme, les aigrettes auront la forme de virgules ainsi qu’on peut le voir sur cette image de james7ca sur Cloudynights avec une lunette TeleVue NP127is.

Loading