L’Observatoire Jecker, rue de l’Observatoire au Havre

Lorsqu’on se promène dans le quartier de Trigauville au Havre, on trouve une rue de l’Observatoire et une entrée attribué par la tradition locale à cet observatoire (ci-dessous, photo Google Street View). Toutefois nulle trace de coupole, de maison au toit ouvert ou d’une quelconque structure capable d’avoir pu servir d’observatoire.

Les archives municipales ou nationales ne fournissent pas tellement plus d’explication sur l’origine de cette rue :

  • dans la base Mérimée on lit : Pavillon Belloncle, rue de Trigauville, le pavillon Belloncle figure sur cadastre de 1826, avec un parc et un logis entre deux allées ; en 1838 y est créé au sud, le long de la rue de Trigauville, un observatoire, dit « Observatoire de Secker », qui a donné son nom à la rue de l’Observatoire. Il est détruit avant 1895, date où figure un portail sur son emplacement. Le logis avait été augmenté d’une aile à l’est. Le logis a été détruit pour faire place à un immeuble résidentiel dans les années 1960.
  • dans son livre « Histoire des rues du Havre », Charles Vesque explique que la Rue de l’Observatoire (…) tire son nom de l’observatoire que M. Jecker, opticien au Havre, avait obtenu de créer en 1838 dans cette rue qui venait d’être ouverte.

Est-ce que qu’il y a eu un observatoire rue de l’Observatoire au Havre ? La réponse est NON !
Et voici l’histoire d’Alexandre Jecker…

La famille Jecker

Les bibliothèques en ligne (Gallica, Google Books et ADS Harvard) pourtant très riches en documents scientifiques ne contiennent aucune mention d’un observatoire de Jecker au Havre (ni ailleurs). On trouve bien la trace d’opticiens du nom de Jecker à cette époque. Le plus connu est François-Antoine Jecker, formé en Angleterre chez Ramsden. Avec son frère, il tenait une fabrique d’appareils de mesure optiques, astronomiques et mathématiques. Aucun passage au Havre n’est documenté quoique cela fût possible car ils fabriquaient des instruments à l’usage des marins et le Havre abritait le principal port de France à cette époque. Mais F.-A. Jecker est décédé brutalement le 30 septembre 1834.

On trouve bien un Jecker dans les listes des commerces du Havre. Il s’agit d’Alexandre Jecker opticien qui tenait sa boutique rue des Drapiers et rue de Paris, au moins jusqu’en 1839. On le retrouve à Honfleur en 1840 quand le maire de Honfleur lui cède un terrain, puis à Équemauville en 1845 quand il achète un terrain et 1868 à son décès.

Alexandre Jecker et son observatoire

Né en 1804 à Paris, il était le fils d’un autre François Antoine Jecker (ce n’était pas l’opticien célèbre) et de Françoise Angélique Danfreville. Le fait qu’il soit aussi opticien laisse penser qu’il devrait avoir un lien de parenté avec la famille célèbre homonyme, mais je n’ai pour l’instant rien trouvé.

Le 26 mars 1840, le maire de Honfleur, Jacques Lachèvre , lui concède un terrain sur le plateau de Grâce pour y construire un observatoire. Ce terrain occupe un bande de 10 m par 90 m environ (probablement le rectangle allongé sur la carte ci-dessous). La longueur du terrain lui permettait de rejoindre la route qui menait au calvaire. Jecker devra y installer des instruments « propres aux observations géodésiques et astronomiques« .

L’acte de concession précise les caractéristiques du bâtiment :

  • un rez-de-chaussée et un étage, surmontés d’une terrasse de 7,50 m par 5,50 m
  • une tour partant du rez-de-chaussée et servant d’escalier pour aller à l’étage et à la terrasse, de 2,40 m de diamètre
  • une petite tourelle à laquelle on accède par la terrasse, couverte d’ardoises
  • un petit bâtiment, pour loger un portier, de 3,50 m de large, couvert d’ardoises

Cette description correspond tout à fait à la maison à gauche juste à l’entrée du parc du château de Grâce, à quelques dizaines de mètres de la chapelle. On voit très bien la tour, ainsi que le petit bâtiment attenant. La terrasse semble avoir été remplacée par le second étage et la tour prolongée pour surplomber le deuxième étage.

Le plan du port de Honfleur, dessiné en 1860 montre bien une demeure à proximité de la chapelle de Grâce, avec une excroissance sur l’angle nord-ouest qui correspond tout à fait à la tourelle de la maison actuelle.

L’observatoire – à moins que ça ne soit l’autre maison qu’il fait construire en 1846, j’en parle plus loin – était suffisamment grand pour accueillir la famille qui constituait le personnel de l’auberge. Lors des recensements de 1851 à 1866, y habitaient Georges Lhermitte avec son épouse Reine Ferrey, tous deux aubergistes, et leurs enfants Camille, Louis, Berthe, Euphrémie, Eugénie et Gustave, les 3 premiers morts en bas âge. Jecker, propriétaire, n’était présent que lors du recensement de 1866.

Ses hôtes pouvaient aussi jouer au billard, boire des boissons plus raffinées que le gros cidre et la commune société des guingettes (sous entendu ce qui était proposé dans les autres auberges du secteur). Il aurait même exposé en 1860 des dioramas qui présentaient une douzaine de vue de différents pays. Ces dioramas provenaient de l’ancien jardin d’hiver sur les Champs Élysées à Paris.

Il achète plus tard un terrain de bruyère sur la Côte de Grâce à Équemauville en 1845, puis y fait construire une maison en 1846 ainsi qu’on peut le voir dans le cadastre. La parcelle 87 sur la section D du cadastre (voir plan ci-dessus) se trouve en contre-bas de la Côte de Grâce, sur le bord du Chemin de Touques à Honfleur (actuellement la rue Adolphe Marais). Elle devait elle aussi offrir un beau panorama sur la baie de Seine car située à 25-30 m d’altitude.

A-t-il vraiment construit sa maison en bas de la côte de Grâce en 1846 ? On peut se poser la question car on ne trouve pas cette maison sur le plan des Ponts et Chaussées de la ville de Honfleur en 1868 ni sur les suivants. Une autre maison est implantée sur la parcelle voisine (petit rectangle rouge) mais il s’agit peut-être d’une erreur d’implantation…

L’auberge Jecker était somme toute modeste car elle n’a jamais été mentionnée dans les nombreux ouvrages touristiques qui fleurissaient à cette époque.

Cet observatoire a survécu à Jecker car des chroniqueurs parlent de cet observatoire en 1890 dans le Guide Joanne – Normandie édité par Hachette :

Il est toujours référencé sur cette carte des Guides Bleus de 1932 :

Les rumeurs infondées

Le dôme du Mont-Joli

Une chose est certaine, la Villa du Mont-Joli avec son grand dôme visible sur de nombreuses cartes postales de Honfleur, n’était pas un observatoire. Cette villa appartenait à Foucher-Lepelletier, un riche industriel, député du département de la Seine, et a été détruite dans les années 1960. Sur la photo ci-dessous de la rotonde, n’importe quel amateur d’astronomie constatera que ce type d’édifice, avec ses campaniles en haut et sur toute la périphérie, ne ressemble en rien à la coupole d’un observatoire.

En fait la confusion vient du surnom que donnaient les enfants qui venaient jouer dans les ruines de la villa avant sa démolition. Ils parlaient alors de l’observatoire pour cette bâtisse à la forme ronde visible sur les hauteurs de la ville :

Le télescope de 7 m

On lit aussi qu’A. Jecker utilisait une lunette de 7 m de long, avec une lentille (ou un miroir) de 1 m de diamètre et de 400 kg. Ces chiffres sont complétement fantaisistes et proviennent d’une erreur de frappe. On peut déjà noter qu’il était à cette époque techniquement impossible de construire un instrument d’une telle taille avec un rapport focale sur diamètre aussi court. Une telle lunette, si elle avait existé à Honfleur, aurait été la plus grosse lunette du monde ! Nulle doute que les astronomes comme Urbain Leverrier, le despotique directeur de l’Observatoire de Paris, ou encore François Arago, le directeur du Bureau des Longitudes, en auraient parlé.

Et s’il y avait eu une erreur d’unité, pied au lieu de mètre, son diamètre aurait été de 30,4 cm et elle aurait été la deuxième plus grosse après celles des observatoires de Pulkovo à Saint-Pétersbourg et de Harvard à Cambridge, toutes deux de 38 cm de diamètre et environ 5 m de longueur focale. La photo ci-dessous montre la lunette de Harvard, l’homme à gauche donne l’échelle :

Il faudra attendre 1897 pour qu’une lentille de 1 m soit taillée (en fait 40″ donc 101,6 cm) pour l’observatoire de Yerkes aux États-Unis. Là encore, on se rend compte de l’échelle grâce à l’homme debout derrière la table en bas à gauche !

Si au lieu d’une lunette il s’était agit d’un télescope, c’est à dire avec un miroir et non une lentille, l’instrument aurait alors été le 4ème plus gros télescope au monde, après celui de Parsonstown (183 cm, 1845), de Herschel (126 cm, 1789) et de William Lassel (122 cm, 1861). Autant dire que de tels engins étaient complétement hors de portée d’un simple opticien de province, aussi fortuné fût-il.

Biographie d’Alexandre Jecker

Alexandre Jecker, est né à Paris vers 1804 de François Antoine Jecker (qui n’était pas l’opticien célèbre) et de Françoise Angélique Danfreville. Il s’est éteint dans sa demeure à Équemauville le 14 août 1868 à l’âge de 64 ans, célibataire et sans descendance. La destruction des archives de Paris lors des événements de la Commune rend impossible toute recherche sur son ascendance, malheureusement.

Le terrain qu’il avait acheté en 1845 à M. Herval a été revendu en 1870 puis ensuite à la ville de Honfleur en 1882.

L’observatoire qui appartenait à la ville de Honfleur après le décès de Jecker a, semble-t-il, été transformé en café-restaurant en juin 1869 avec un salon de 80 couverts. Toutefois ce chiffre est douteux car le bâtiment de l’observatoire, dont la surface au sol est de l’ordre de 50 à 60 m2, ne semble pas assez grand pour y tenir tout ce monde, à moins que le nombre de couverts soit réparti sur les deux étages (il faut en moyenne 1,50 m2 par couvert, soit une surface de 120 m2).

Indices supplémentaires sur l’absence d’observatoire dans la rue de l’Observatoire

Ces constats supplémentaires permettent d’éliminer toute présence d’un observatoire au Havre dans la rue de l’Observatoire.

  • En 1854, Gilles Oriot, armateur havrais avec son associé Hasselbrink, fait place nette sur le terrain où l’observatoire était censé être construit afin d’y bâtir sa demeure. Le bâtiment rénové après la guerre en 1947, existe toujours, contrairement à ce qui est écrit dans la base Mérimée. C’est le grand jardin situé au nord qui a entièrement été bâti d’immeubles dans les années 1960, remplacés par la Résidence Belvédère dans les années 2010.
  • Entre 1861 et 1862, Louis Collas et Urbain Leverrier, directeur de l’Observatoire de Paris se querellent au sujet de l’observatoire nautique que Collas venait d’ouvrir. Dans les diverses correspondances et rapports qu’ils se sont échangés, nulle trace de l’observatoire Jecker. Urbain Leverrier fait même construire un observatoire temporaire sur le coteau d’Ingouville, rue Escarpée, pour servir à la mesure du méridien du Havre. Si l’observatoire Jecker avait toujours existé, nul doute qu’il aurait fait cette économie ou tout du moins qu’il aurait expliqué pourquoi il ne s’en était pas servi.
  • Collas dans un article publié dans Le Siècle du 29 novembre 1862 précise qu’il avait discuté avec le maire du Havre dès 1854 pour l’ouverture d’un observatoire dans la ville. Si l’observatoire Jecker existait, là encore il en aurait été fait mention.
  • En 1876, le livre « Histoire des rues du Havre » de Ch. Vesque, recense les rues du Havre et pour la rue de l’Observatoire, indique juste qu’elle « tire son nom de l’observatoire que M. Jecker, opticien au Havre, avait obtenu de créer, en 1838, dans cette rue qui venait d’être ouverte. » Il n’est fait mention que d’une autorisation, et non de la réalisation.
  • De 1897 à 1910, Lucien Libert, jeune astronome amateur havrais observe depuis ses observatoires privés du Havre et de Saint-Jean-de-la-Neuville. Il ne mentionne aucun autre observatoire havrais, qu’il soit privé ou public.
  • André Giret, membre du Groupe Astronomique du Havre créé en 1910, a fait de nombreuses recherches sur les astronomes et observatoire havrais et n’a rien trouvé sur cet observatoire.
  • En 1930 dans le volume 44 de la revue L’Astronomie, un des membres de la Société Astronomique de France se pose encore une fois la question de l’existence de cet observatoire et conclu « Les recherches pour trouver cet établissement pourraient durer longtemps, car… l’Observatoire n’existe pas ; et n’a paraît-il jamais existé. (…) on ne peut que regretter que l’établissement projeté n’ait pas été réalisé. »

Conclusion

L’explication la plus plausible est que la rue de l’Observatoire a été nommée à sa création en 1838 en prévision de l’observatoire qui devait y être construit par Alexandre Jecker, l’opticien havrais. Le projet a été déplacé en 1840 à Honfleur, mais la rue havraise a gardé son nom.

Remerciements :

M. Pierre Jan, responsable des archives de Honfleur, pour des clarifications sur les édifices
M. Raymond Drouin, de Honfleur, qui m’a fourni les indications sur l’observatoire
M. Pascal Lelièvre, qui m’a fourni une description des activités de M. Jecker dans son observatoire

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